Avec le statut de simple « Déclaration », Dignitatis humanae est l’un
des textes majeurs du concile Vatican II. De la part de l’Eglise
catholique une prise de position sur la question de la liberté
religieuse était attendue. Les Eglises membres du Conseil Œcuménique,
réunies à Amsterdam, avaient adopté dès septembre 1948, une Déclaration
sur la liberté religieuse, trois mois avant la Déclaration des droits de
l'homme de l’ONU le 10 décembre 1948. L'Eglise catholique était accusée
d'exiger toute liberté pour elle-même, mais de la refuser aux autres
dans les pays où ses fidèles étaient majoritaires. Le problème était
surtout de savoir dans quelle mesure l'Eglise allait justifier en
doctrine le droit à la liberté religieuse reconnu par un grand nombre de
pays du monde.
Ce texte a eu une incidence directe sur les relations de l’Eglise
avec les Etats, sur les relations œcuméniques et interreligieuses. Il
est aussi une pierre d’achoppement pour la Fraternité Saint Pie X qui le
rejette comme contraire à la Tradition. Qu’en est-il de Dignitatis
humanae cinquante ans après sa publication ?
I. La Liberté religieuse, un droit humain fondamental
Lorsque fut publiée, en 1965, la Déclaration conciliaire Dignitatis
humanae, la liberté religieuse était garantie, avec des nuances
diverses, depuis presque deux siècles dans certaines démocraties
occidentales.
La typologie juridique de la liberté religieuse moderne présente donc
les caractères suivants: c'est un droit individuel fondé, comme le dit
la Déclaration de 1948, sur "la dignité inhérente" à tout homme. Cette
liberté est découplée de toute idée de vérité religieuse objective. Elle
suppose la neutralité religieuse de l’Etat. Les pouvoirs publics ont le
devoir de veiller à ce que la liberté religieuse ne serve de prétexte
pour troubler l'ordre et la sécurité publiques, la moralité publique et
les droits des tiers. La religion n’est plus le lien social sacralisé.
La liberté religieuse met fin à l’osmose entretenue depuis Théodose
(380) entre religion officielle et citoyenneté, entre religion et Etat.
La sécularisation, c’est l’absence de toute référence à Dieu et à une
vérité transcendante, c’est la non-intervention de la religion dans les
actes de la vie publique, une sorte d’agnosticisme social.
Au XIXe siècle, la liberté de conscience est avant tout comprise
comme liberté de ne pas croire, une libération par rapport au dogme et à
la morale catholiques ! La liberté de culte est perçue comme un
nivellement de tous les cultes de la part de l’Etat, conduisant à une
séparation radicale Eglise-Etat.
II. L’enseignement traditionnel
On sait que l'Eglise, dans un premier temps, a rejeté avec véhémence
les conceptions modernes de la liberté, particulièrement la liberté de
conscience érigée en souveraine du bien et du mal, du vrai et du faux,
sur un horizon sans Dieu.
Résumons les thèses nouvelles que le Magistère du XIXe siècle a
condamnées. Ces condamnations ne concernent pas les libertés
substantielles, mais leur absolutisation qui délie l’homme de toute
sujétion à la loi divine.
-Dans la pensée moderne, la liberté de conscience est liée au
principe selon lequel aucune religion n’est vraie et que toutes se
valent, que la religion était affaire d’opinion subjective, ce que la
pensée catholique appellera l’indifférentisme.
-L’individu se proclame autonome par rapport à Dieu et à l’Eglise.
Est condamnée « la liberté qui porte l’homme à s’affranchir des lois de
Dieu ». C’est la liberté immodérée. Une liberté indifférente au bien ne
peut pas être un droit.
-Le libéralisme, c’est la souveraineté absolue de la société, dans
une entière indépendance par rapport à un ordre éthique objectif.
Jusqu'au concile, la doctrine catholique concernant les rapports
entre la liberté personnelle, la liberté de l'Eglise et celle de l'Etat
en matière religieuse s'articulait en plusieurs propositions
inséparables. La doctrine inchangée de Pie IX à Pie XII reflète aussi
les conditions dans lesquelles l’Eglise a vécu à la suite du mouvement
les Lumières, de la Révolution française et des Etats libéraux du XIXe
siècle.
a) L'acte de foi doit toujours être posé libre de toute contrainte
externe. Sur ce plan, la doctrine n'a jamais changé, depuis l'ère
patristique et à travers le Moyen-âge: "L'homme ne peut croire que de
plein gré" (S. Augustin, Tractatus in Evangelium Johannis 26,2)1.
La démarche de foi s'inscrit dans un double mouvement, l'un
horizontal, qui exige l'absence de contrainte externe; l'autre vertical
qui consiste en une tension vers la vérité qui est Dieu. Au croisement
de l'un et de l'autre se situe la conscience. Celle-ci ne décide pas
dans le vide; elle est formée et informée.
b) Dans toute son histoire, souvent en réaction contre les
empiétements du pouvoir temporel, l'Eglise a défendu sa liberté comme
communauté autonome, confiée par le Christ aux Apôtres et à leurs
successeurs. Multiples sont les péripéties du combat pour la "libertas
Ecclesiae". L'enjeu était la distinction introduite par le Christ entre
les sphères des compétences respectives de Dieu et de César (cf. Mt
22,21). Face à l'Etat absolutiste qui tentait de la priver de son
autonomie interne, puis face à l'Etat libéral qui la rejetait dans le
domaine des associations privées, l'Eglise avait pendant un siècle
développé la doctrine des "deux sociétés parfaites"2. C'est comme
société visible et souveraine dans le domaine des fins ultimes de
l'homme, enveloppant tous les domaines de l'existence et pas seulement
le culte, que l'Eglise revendiquait face à la société civile et à l'Etat
l'autonomie dans son domaine.
c) Prenant à rebours la modernité, l'Eglise rappelait que la société
et l'Etat ont leur origine dans le Créateur et sont par conséquent
soumis à sa loi, loi naturelle inscrite dans chaque être et
reconnaissable par une raison non amputée de son ouverture constitutive
sur le mystère de Dieu. On ne comprenait pas que l'Etat pût être
indifférent en matière de religion. Léon XIII en particulier avait
souligné dans ses encycliques que l'Etat devait rendre un culte à Dieu
selon la vraie religion et n'admettre dans sa législation rien qui fût
contraire à la loi de Dieu. Il lui appartenait de créer les conditions
temporelles propres à favoriser le progrès des hommes vers leur fin
ultime. C'était la thèse de l'Etat catholique. Il était demandé à ce
dernier de soutenir explicitement la vraie religion et de tolérer les
cultes minoritaires.. Les deux pouvoirs devaient être distingués, mais
on jugeait impensable lors totale séparation. Enfin et surtout, les
manifestations extérieures des cultes dissidents devaient être limitées.
L'idée était que l'erreur n'a pas de droits. Elle pouvait seulement
être tolérée pour éviter un plus grand mal. Quant à l'Etat non
catholique, on lui demandait de respecter le droit naturel, c'est-à-dire
d'accorder la liberté civile à tous les cultes qui ne sont pas
contraires à la loi naturelle.
L’enseignement traditionnel reposait donc sur la défense de la liberté de l’acte de foi et la tolérance de l’erreur.
a) Sur le premier point, concernant la liberté personnelle de croire,
Léon XIII avait dessiné les contours d’un droit permission de ne pas
être empêché d’agir dans la cité. Il exclut la liberté de conscience
comme liberté de rendre ou non un culte à Dieu, indifféremment, son gré.
Il entend liberté de conscience « en ce sens que l’homme a dans l’Etat
le droit de suivre, d’après la conscience de son devoir, la volonté de
Dieu, et d’accomplir ses préceptes sans que rien puisse l’en empêcher »
(Libertas, 23).
Pie XI condamne aussi l’autonomie de la conscience face à Dieu. Mais «
l’homme croyant a un droit inaliénable à professer sa croyance et à la
pratiquer dans les formes correspondantes ». C’est « un droit naturel »
(Mit brennender Sorge AAS 1937, p. 160). Pie XI revendique face à l'Etat
totalitaire la "liberté des consciences" sans parler de la liberté de
conscience"3.
Pie XII enseigne, pour sa part, la dignité de la personne humaine et
ses droits inaliénables. Mais une liberté n’est jamais inconditionnée.
Elle s’insère dans « un ordre absolu de valeurs ». Parmi ces « droits
fondamentaux de la personne », il cite « le droit au culte de Dieu,
privé et public, y compris l’action charitable religieuse » (RM Noël
1942, AAS 1943, p. 19).
Jusqu’à Pie XII inclus, on ne développait pas une doctrine des droits
subjectifs de la personne. On insistait sur l'obligation de la société
et des pouvoirs publics de satisfaire les besoins de la personne humaine
au nom du bien commun. Des amorces de reconnaissance des droits
fondamentaux de la personne avaient été opérées par Pie XI et Pie XII
devant le drame de la violation de ces mêmes droits par les régimes
totalitaires. Mais ces droits étaient toujours envisagés dans le cadre
de l'ordre moral qui a Dieu pour auteur.
Entre les deux premières sessions du concile, l'encyclique Pacem in
terris de Jean XXIII (PT, 1963) était venue donner une synthèse
magistrale de cette doctrine. L'Encyclique, après avoir rappelé l'ordre
inscrit par le Créateur au plus intime des cœurs (PT 5), parle des
droits et des devoirs de la personne, qui découlent ensemble et
immédiatement de sa nature (PT 9). Or la doctrine de la nature renvoie à
celle de la création. Si l'homme a des droits inhérents à son être
même, c'est que le Créateur les y a inscrits. Pour pouvoir les réaliser,
la société entière doit procurer à la personne ce qui est nécessaire à
son perfectionnement. La pensée catholique raisonne en termes d'ordre
objectif, de nature et de bien commun.
Allant encore plus loin, Pacem in terris introduit la formule selon
laquelle « chacun a le droit d’honorer Dieu suivant la juste règle de sa
conscience et de professer la religion dans la vie privée et publique »
(ad rectam conscientiae suae normam) ». Et ce droit est "un droit de
l'homme"4. « Tout être humain est une personne, c’est-à-dire une nature
douée d’intelligence et de volonté libre. Par là-même il est sujet de
droits et de devoirs, découlant les uns et les autres, ensemble et
immédiatement de sa nature : aussi sont-ils universels, inviolables,
inaliénables » (n. 9). La nature est la source des droits et des
devoirs. Chaque personne est la réalisation individuelle de la nature
humaine. A ce titre, chaque personne peut revendiquer des droits. Cette
doctrine rejette les conceptions idéalistes pour qui la nature humaine
n’est réalisée que dans la collectivité ou l’Humanité et n’est que
participée à des degrés divers par les individus qui reçoivent d’elle
leurs droits. Elle rejette également les conceptions subjectivistes et
relativistes des droits de l’homme, car les droits et les devoirs de
l’homme sont inscrits dans sa nature et ne sont pas des options
arbitraires.
b) Avant le concile, le dernier exposé de la doctrine traditionnelle
de la tolérance civile en matière religieuse est fourni par Pie XII dans
son allocution « Ci riesce » du 6 décembre 1953 (DC 1953, 1601-1608).
Pie XII développe la pensée de Léon XIII qui affirmait le devoir de
l’Etat de tolérer les cultes non catholiques dans la mesure où
l’exigerait le bien commun « en vue d’un plus grand mal à éviter ou d’un
bien plus grand à obtenir ou à conserver » (Libertas, 23, 1888). Pie
XII ajoute que « dans certaines circonstances... le meilleur parti est
celui de ne pas empêcher l’erreur, pour promouvoir un plus grand bien ».
« Ce qui ne correspond pas à la vérité et à la norme morale, n’a
objectivement aucun droit ni à l’existence, ni à la propagande, ni à
l’action... Le fait de ne pas l’empêcher par le moyen des lois et de
dispositions coercitives peut néanmoins se justifier dans l’intérêt d’un
bien supérieur plus vaste ».
Cette doctrine était reprise dans les traités de droit public
ecclésiastique, le dernier étant celui d’Alfredo Ottaviani5. Les Etats
catholiques devaient pratiquer la tolérance dans les limites de la
moralité publique, de la paix publique, du droit des autres. Dans les
pays non catholiques, l’Etat doit autoriser tous les cultes conformes à
la moralité et à la paix publiques et aux droits des autres.
Le Magistère a rappelé que croire c'est adhérer à un Dieu qui se
révèle, obéir librement à sa Parole, et non professer une opinion
subjective. C'est aussi entrer dans une communauté de salut, qui ne peut
disposer d'elle-même à sa guise, et qui transcende les fins temporelles
des sociétés politiques. La foi chrétienne relativise radicalement ce
que la modernité rousseauiste absolutise: l'individu atomisé et la
volonté générale ou le pouvoir humain comme seul horizon de la liberté.
III. La déclaration conciliaire Dignitatis humanae
En 1965, l'Eglise voulait signifier qu'elle était favorable à la
liberté religieuse de la personne humaine, mais sans adhérer à la
philosophie de la liberté implicitement contenue dans les instruments
modernes.
Au concile, deux écoles se sont opposées: d'une part, celle qui
voyait le côté pratique de la liberté moderne et le bien que l'Eglise
pouvait en tirer, et d’autre part celle qui rappelait l'incompatibilité
entre la foi et les conceptions de la liberté moderne. On peut dire que
le courant américain, sous l’impulsion du jésuite John Courtney Murray,
expert au Concile, a joué un rôle décisif, pour qui les vieilles
problématiques européennes étaient largement incompréhensibles.
Le schéma préparé en 1962 était encore conçu sur le modèle classique
des traités de droit public ecclésiastique, tandis que la Déclaration
votée en 1965 comporte quelques nouveautés. Le document est divisé en
deux parties. La première parle de la liberté religieuse selon la raison
et le droit, la deuxième de la liberté religieuse dans la perspective
de la révélation divine.
Le concile entendait seulement développer l'enseignement des derniers
pontifes, qui, de Pie XI à Jean XXIII, avaient été amenés à insister
sur le caractère subjectif des droits de l'homme et leur fondement dans
la dignité de la personne humaine. Les débats conciliaires ont
successivement glissé des thèmes traditionnels vers les thèmes liés aux
droits subjectifs, de la conscience erronée vers la liberté religieuse
dans l'ordre civil, de la confessionnalité vers la neutralité religieuse
de l'Etat, de l'obligation de procurer le bien commun vers la tutelle
de l'ordre public. Le concile a pris acte que l'Etat moderne n'était
plus celui du temps de Léon XIII, et que tous les Etats devaient
envisager leurs obligations envers les religions à partir du droit
naturel.
Les problèmes étaient de deux ordres : quelle est le fondement de ce
droit ? Quelle est la nature de ce droit ? Qu’en est-il des devoirs de
la collectivité vis-à-vis de Dieu et de la vraie religion ?
a) La personne et le fondement
La première partie de la déclaration expose les exigences de l'ordre
moral naturel tel qu'il s'offre à la droite raison. Celle-ci entend
saisir la structure qui se dégage de toute démarche de type religieux et
énonce que la liberté nécessaire en ce domaine se fonde sur une requête
inhérente à la nature humaine. La religion est une démarche qui
requiert liberté intérieure et liberté de manifestation externe.
La doctrine centrale de la Déclaration s'inscrit dans la tradition
développée depuis Léon XIII: la démarche religieuse de l'homme doit se
faire à l'abri de toute contrainte externe. "Cette liberté consiste en
ce que tous les hommes doivent être soustraits à toute contrainte de la
part soit des individus, soit des groupes sociaux et de quelque pouvoir
humain que ce soit, de telle sorte qu'en matière religieuse nul ne soit
forcé d'agir contre sa conscience, ni empêché d'agir, dans de justes
limites, selon sa conscience, en privé comme en public, seul ou associé à
d'autres" (DH 2, 1)
Tout en mettant en lumière les concordances pratiques entre la
perspective catholique de la liberté religieuse et celle des Etats
modernes, le concile s'est efforcé de dégager le fondement de ce droit.
En effet, pour que ce droit des personnes et des communautés soit
inaliénable, il faut qu'il soit mis hors de la portée de l'arbitraire
des pouvoirs humains. Le concile "déclare que le droit à la liberté
religieuse a son fondement dans la dignité même de la personne humaine
telle que l'ont fait connaître la parole de Dieu et la raison elle-même"
(n.2). Cette dignité est ancrée dans la nature de l'homme, créé libre
et capable de tendre vers la vérité.
Le concept de nature permet à la Déclaration de faire le pont entre
révélation et raison, foi et modernité, tout en dépassant la perspective
réductrice et subjectiviste de cette dernière. Il est dans la nature de
l'homme de chercher la vérité, surtout en ce qui concerne Dieu, et d'y
adhérer librement. Ici le texte devient explicite. "Ce n'est pas une
disposition subjective de la personne, mais sur sa nature même, qu'est
fondé le droit à la liberté religieuse" (DH 2). Le droit à la liberté
religieuse est donc inséparable de la personne, de la personne
considérée dans sa substance inaliénable, et non dans ses dispositions
psychologiques changeantes. Il persiste même si la personne n'en fait
pas usage ou se complaît dans l'erreur.
Le concile passait de la problématique de la conscience devant Dieu à
celle de droit de la personne devant être reconnu dans l'ordre
juridique de la société. C'est aussi pour cette raison que, à partir de
novembre 1963, le concile se place sur le terrain juridique, et ne parle
plus des droits de la conscience, mais de la "liberté religieuse",
comme exigence d'autonomie de la sphère religieuse non ab intra (par
rapport à Dieu), mais ab extra par rapport à la société et à l'Etat.
Aussi dès sa troisième rédaction, le texte précisera-t-il, dans un
sous-titre, qu'il s'agit de définir la "liberté sociale et civile en
matière religieuse".
b) Quelle religion?
En filigrane on observe que la Déclaration décrit, en réalité, la
structure et la phénoménologie du christianisme. Nous comprenons que
c’est sur le terreau du christianisme que l’idée même de « liberté de
religion » –l’expression est de Tertullien au début du IIIe siècle- a pu
naître et porter des fruits. Le christianisme a fait de la religio un
choix personnel, en distinguant l’appartenance religieuse et
l’appartenance citoyenne, culturelle, ou ethnique. La religion
chrétienne n’est devenue le lien sacral des peuples christianisés
qu’après le IVe siècle. Cette osmose a maintenant pris fin et le concile
en prend acte. Mais les autres religions ne comportent pas les
distinctions propres au christianisme.
c) Un droit
Au terme d'élagages successifs, le concile était parvenu préciser la
cible visée. Il voulait se limiter à définir la liberté religieuse comme
un droit négatif, droit civil, fondé sur la dignité de l'homme, qui
consiste en une immunité par rapport à toute contrainte extérieure.
C'était faire un pas en direction de la modernité, mais sans renoncer à
l'héritage traditionnel. En effet, la seconde partie de Dignitatis
humanae allait montrer qu'il ne s'agissait ni d'un reniement ni d'un
ralliement, mais de la rencontre de deux perspectives qui, en réalité,
ne se confondent pas.
Le droit dont parle DH 2,1 est un droit naturel subjectif qui est le
revers d’une exigence négative de la part des tiers (ne pas être
empêcher, ne pas contraindre). Ce n’est pas un droit qui me permet de
décider de n’importe quoi en matière de religion. Ce droit considéré
sous son angle objectif n’est pas un droit à professer l’erreur, ni un
droit d’exiger positivement une reconnaissance de choix erronés. La
reconnaissance à laquelle la personne a droit est celle de disposer d’un
espace immunisé dans lequel elle fait ses choix6.
L’abus d’un droit ne supprime pas le droit. La diffusion de l’erreur
n’est pas un droit, mais un abus de l’exercice du droit. Cet abus ne
doit être civilement réprimé que s’il enfreint l’ordre public juste.
L’abus ne peut être réprimé que s’il va contre la justice.
d) En communauté
Les implications communautaires du droit des personnes à la liberté
religieuse sont clairement soulignées. Le concile énumère quelques
domaines de la vie sociale sur lesquels s'étend ce droit. On peut les
regrouper sous trois chapitres: l'autonomie de la juridiction ecclésiale
par rapport à la juridiction civile (les communautés religieuses se
régissent selon leur droit interne); le droit des communautés de
désigner librement leurs ministres; leur droit d'enseigner leurs
membres, de se réunir librement. Les parents doivent pouvoir choisir de
donner une éducation religieuse à leurs enfants (n.4).
La nature sociale de l'homme et la religion elle-même requièrent la
vie en communauté avec d'autres. Les communautés religieuses doivent
pouvoir se régir selon leurs propres normes: notamment liberté de
choisir leurs ministres, de communiquer, d'enseigner, de propager la foi
par la persuasion, de s'associer (DH 4). Les parents ont le droit
d'éduquer leurs enfants selon leurs convictions (DH 5).
e) L’Etat
La société moderne pluraliste et l'Etat de droit religieusement
neutre sont les nouvelles données à partir desquelles la doctrine
précise maintenant ce qui est naturellement juste. L'Etat est tenu de se
conformer à l'ordre moral naturel, qui l'oblige à observer une attitude
d'égale justice envers tous les hommes qui s'engagent dans une démarche
religieuse authentique (cf. DH 1).
Le législateur civil est renvoyé à l'ordre naturel qui est la mesure
de la loi positive. Le concile refait alors le parcours théorique des
Etats qui ont ratifié le droit à la liberté religieuse, mais à partir
des prémices de la doctrine sociale de l'Eglise. Tout Etat devrait
proclamer la liberté de conscience et de religion parce que ces libertés
sont des requêtes universelles de la personne humaine.
Ainsi, les pouvoirs publics ne doivent ni imposer ni empêcher une
adhésion religieuse, ni s'acharner à détruire le phénomène religieux (DH
3; 6; 15). Ils doivent proclamer la liberté religieuse comme un droit
civil et en garantir l'exercice effectif. Cependant l'Etat est lié à la
vérité morale qui est de l'ordre de la raison, et donc ultimement à un
principe suprême de vérité et de justice qu'il peut appeler Dieu sans
pour autant faire un choix religieux exclusif. L'Etat est au service du
bien commun de tous les citoyens, qui comporte la promotion de tous les
biens nécessaires à leur perfectionnement, y compris la liberté de
suivre leur conscience en matière religieuse (DH 6). Au nom du bien
commun, ancré dans l'ordre moral objectif, l'Etat a la charge propre de
faire respecter les droits de tous, de veiller à la paix et à la
moralité publique (DH 7).
C’est dans sa nature que l'Etat puise ses droits et ses devoirs à
l'égard des citoyens. Selon la doctrine de l'Eglise, le pouvoir
politique ne résulte pas d'un contrat social arbitraire et changeant au
gré des fluctuations des intérêts des uns et des autres. Il s'inscrit
sur un horizon de droit naturel. Il tire sa légitimité du bien au
service duquel il est placé. Il appartient à un ordre voulu par le
Créateur. Cet ordre est éthique, universel, parce que fondé sur la
nature sociale de l'homme. Il est au service de l'homme et non
l'inverse. L’Etat est donc dans l'obligation de garantir la liberté des
citoyens dans leur démarche en matière religieuse, en veillant au
respect des droits égaux de tous. C'est là sa manière d'honorer Dieu,
non en imposant une confession de foi religieuse ni en pratiquant une
idéologie laïciste7.
L'Etat ne doit pas agir arbitrairement; il est lié "par des règles
juridiques conformes à l'ordre moral objectif" (7). Le bien commun est
la raison d’être de tout pouvoir constitué. La notion de bien commun
renvoie à celle de vérité objective, et comprend le soutien à la vraie
religion. Le concile a cependant eu recours à la notion d’ « ordre
public » pour définir le rôle de l’Etat dans le déploiement de la
liberté religieuse des personnes et des communautés. On est ainsi passé
de l'ordre éthique à l'ordre juridique.
L’ordre public est la partie du bien commun confié à la force
coercitive de la loi. Le service de l'ordre public peut éventuellement
exiger une limitation de l’exercice de la liberté religieuse, dans des
cas strictement fixés par la loi: la sauvegarde de la paix et de la
moralité publiques et la protection des droits des tiers. Sur ce point,
le concile se rapproche des définitions en vigueur dans les instruments
internationaux et les constitutions de nombreux Etats.
Le concile déclare maintenir « la doctrine traditionnelle sur le
devoir moral de l’homme et des sociétés (societatum) à l’égard de la
vraie religion et de l’Eglise du Christ » (DH 1). Les sociétés et les
pouvoirs publics honorent Dieu en créant les conditions pour l’exercice
effectif de la liberté religieuse et en se conformant à l’ordre moral
naturel8.
Ce principe n'exclut d'ailleurs pas que, pour des raisons
historiques, l’Etat puisse continuer d'accorder une protection juridique
spéciale à une communauté religieuse donnée, dans la mesure où les
droits des autres sont loyalement assurés (cf. DH 6). Il convient de
rappeler que le droit est une mesure et une proportion et que l'égalité
n'est pas la réduction au plus petit dénominateur commun. Un Etat ne
commet pas de discrimination lorsqu'il reconnaît l'importance
sociologique et culturelle de la religion de son peuple.
De même que l’Etat ne peut pas décider des droits de l’homme, mais
seulement les reconnaître, il n’a pas à décider de la vérité religieuse,
mais il doit prendre objectivement acte du fait qu’une société est
imprégnée des principes d’une religion.
Nul n’ignore que la sécularisation a conduit les Etats à imposer des
substituts de la vraie religion comme croyance obligatoire, souvent sous
la forme d’idéologies matérialistes et antireligieuses. Nous devons
maintenir que le lien social dans la cité n’est pas, au premier degré la
vraie religion, mais la liberté de religion, que la vraie religion
porte en elle comme une exigence interne à sa nature.
f) L’Eglise
Dans la deuxième partie seulement, l'Eglise tient un discours sur
l'origine divine de sa liberté propre, dont le Christ l'a dotée pour
accomplir sa mission (DH 9) et sur la nécessaire liberté de l'acte de
foi (DH 10). La liberté de foi chrétienne y apparaît comme une
spécification de la liberté de religion en général.
Le concile réaffirme le principe séculaire de la « libertas
Ecclesiae » comme fondement des relations de l'Eglise et de l'Etat, et
synonyme de l'indépendance de l'Eglise par rapport à l'ordre temporel
(Gaudium et spes 76 § 3). Cette libertas est revendiquée pour l'Eglise
au titre du mandat divin qu'elle a reçu et parce qu'elle constitue au
sein de la société civile, une société structurée (societas hominum).
Depuis le XIe siècle, l'Eglise réclame sa libertas, à savoir son
autonomie interne par rapport aux pouvoirs publics, en termes relatifs
aux situations concrètes dans lesquelles elle est insérée. Maintenant
elle réclame cette même autonomie à partir du régime (de la ratio) de
la liberté religieuse (DH 13). Le concile estime que l'autonomie de
l'Eglise en tant que société est assurée lorsque la liberté religieuse
est correctement observée.
IV. Perspectives d’avenir
La liberté de croire sans contrainte externe et la liberté d’annoncer
publiquement l’Evangile sont deux libertés d'origine divine, et ne se
déduisent d'aucun droit humain (cf. DH 13).
La Déclaration constate que, sur ces deux points, il y a coïncidence
ou "accord" avec les définitions des constitutions modernes.
-D'une part, la liberté de l'acte de foi (aspect personnel) est
considérée comme assurée lorsqu'est appliquée la liberté civile en
matière religieuse, telle qu'elle a été définie dans la première partie.
"La liberté religieuse dans la société est en plein accord avec la
liberté de foi chrétienne" (DH 9: plene est congrua).
-D'autre part, le concile estime que la "liberté de l'Eglise", pour
laquelle cette même Eglise avait lutté pendant des siècles face aux
prétentions des pouvoirs temporels, est garantie là où est
convenablement assuré aux personnes et aux communautés le droit commun à
la liberté religieuse. "Il y a donc accord (concordia) entre la liberté
de l'Eglise et cette liberté religieuse qui, pour tous les hommes et
toutes les communautés, doit être reconnue comme un droit et sanctionnée
juridiquement" (DH 13).
A distance de cinquante ans, force est de constater que le panorama
de la liberté religieuse n’est pas celui qu’espérait le concile. Il y a
eu progrès de la liberté religieuse dans les pays anciennement sous
domination communiste ; mais la situation est pire dans le monde
islamique et hindouiste et dans les sociétés sécularisées. Dans l’espace
public, la liberté religieuse est appréhendée de façon de plus en plus
restrictive, comme une option individuelle intime, insignifiante pour la
vie de la cité.
-La liberté religieuse n’est pas considérée comme dimension
ontologique de la personne, mais comme un droit dérivé de l’idéal du
pluralisme démocratique.
-Dans l’opinion et dans les médias, liberté religieuse est comprise comme synonyme de relativisme religieux.
-Certains courants comprennent la liberté religieuse comme liberté
individuelle de croire et d’agir à sa guise à l’intérieur même de
l’Eglise.
-La liberté religieuse promue par la Déclaration correspond à la
structure de la religion chrétienne et des Etats de droit qui ont des
racines chrétiennes. Le rapport individu – communauté religieuse –
société civile – Etat fonctionne différemment dans les contextes
musulmans, hindouiste, ou dans les systèmes d’athéisme d’Etat. La grande
désillusion est de voir les Etats placer sous la même étiquette et
appréhender de la même manière tout ce qui s’apparente à la religion,
comme si toutes portaient en elles le souci de l’autonomie réciproque du
temporel et du spirituel.
-Une conception réductrice de la liberté religieuse conduit à
l’effacement de l’expression publique de la religion. Il a fallu deux
arrêts de la Grande Chambre de la Cour européenne des droits de l’homme
en 2009, pour casser les sentences de la première Chambre de cette même
cour interdisant la présence du crucifix dans les lieux publics en
Italie. Les citoyens sont égaux devant la loi, mais les réalités
collectives qui existent dans la société ne sont pas égales par leur
signification, leur influence, leur rôle historique et culturel.
L’égalité n’est pas de nivellement mais de proportion.
-L’espace de liberté revendiqué par le concile pour y faire éclore la
recherche de la vérité tend à se restreindre sous la pression des
courants qui excluent du débat social les groupes constitués en
référence à un Dieu de vérité et à un ordre naturel.
Est-il encore possible de considérer qu’il y a « convergence »
(concordia, congrua) entre la conception catholique de la liberté
religieuse et la liberté religieuse des législations séculières ? Dans
certains cas oui, dans d’autres non. L’Eglise peut-elle s’en remettre à
la société moderne et postmoderne pour que soit préservé l’espace de
liberté de croire en Dieu ? Nous voyons partout les législations
étatiques empiéter sur le domaine de la liberté de conscience et de
religion, en imposant, par exemple, des normes contraires au respect de
la vie et du mariage et en déconstruisant systématiquement
l’anthropologie d’inspiration judéo- chrétienne. Les croyants et les
Eglises assistent impuissantes à l’avancée du sécularisme et des
religions qui ne connaissent pas la distinction fondatrice entre ce qui «
est à César et ce qui est à Dieu ». C’est pourtant cette distinction
qui rend possible l’épanouissement des libertés fondamentales dont
jouissent les sociétés occidentales. La liberté de religion, comme
invention du christianisme, rend justice à la vérité divine et à la
liberté des consciences, à l’Etat de droit et au pluralisme de la
société, à la liberté individuelle des personnes et à la liberté
corporative de l’Eglise. Elle est au cœur de la doctrine sociale de
l’Eglise.
***
NOTES
1 Pour l'histoire, rappelons que l'Eglise médiévale estimait pouvoir
user de la contrainte non envers les infidèles, mais envers les
hérétiques et les schismatiques, pour les ramener à la foi qu'ils
avaient un jour professée (cf. S. Thomas d'Aquin, Somme Théologique IIa
IIae, q. 10, a. 8).
2 R. Minnerath, Le droit de l’Eglise à la liberté . Du Syllabus à Vatican II, Beauchesne, Paris 1982.
3 Encyclique « Non abbiamo bisogno » 49, in: AAS 23 (1939) 301-302. 4
4 AAS 55 (1963) 260.
5 Alfredo Ottaviani, Institutiones iuris publici ecclesiastici, 2 vol., Vatican, 1958-19604.
6 Cf. CEC 2108 : « Le droit à la liberté religieuse n’est ni la
permission morale d’adhérer à l’erreur, ni un droit supposé à l’erreur,
mais un droit naturel de la personne humaine à la liberté civile,
c’est-à-dire à l’immunité de contrainte extérieure, dans de justes
limites, en matière religieuse, de la part du pouvoir politique ».
7 Cf. Dignitatis humanae 6: "Il n'est pas permis au pouvoir public,
par force, intimidation ou autres moyens, d'imposer aux citoyens la
profession ou le rejet de quelque religion que ce soit, ou d'empêcher
quelqu'un d'entrer dans une communauté religieuse ou de la quitter".
8 CEC 1214 dit : « Le devoir de rendre un culte authentique à Dieu concerne l’homme individuellement et socialement ».